mardi 28 octobre 2008

Les accords de partenariat économique, un casse-tête made in Europe

CLICANOO.COM | Publié le 27 octobre 2008

Les APE font peur. Ceux qui en connaissent sur le bout des doigts les enjeux s’inquiètent des conséquences qu’ils pourraient avoir sur l’économie locale. Ceux, en revanche, les plus nombreux, qui n’en ont que vaguement entendu parler, craignent de ne rien y comprendre. Pourtant le sujet, crucial pour la Réunion, est certes complexe mais pas inextricable. Et il ne fait pas moins que relancer le débat autour de la coopération économique avec l’Afrique alors même que la crise financière mondiale est en train de redistribuer les cartes. Voici dix questions-réponses pour y voir plus clair.


Que contiennent les accords de partenariat économique (APE) ?

Les accords de partenariat économiques (APE) sont des textes législatifs qui doivent régir, avec leur assentiment et de façon conforme aux impératifs de libéralisation de l’OMC (Organisation mondiale du commerce), les échanges commerciaux entre l’Union européenne et 79 pays dits ACP (Afrique Caraïbes Pacifique), autrefois colonies des Etats européens. Les APE ne prennent de sens que replacés dans leur contexte historique.

Quel processus historique a-t-il abouti aux APE ?

Il faut remonter à 1975. Cette année-là, en raison de son histoire coloniale, la Communauté économique européenne (CEE) décide de signer la convention de Lomé avec 46 pays ACP. Cet accord de coopération commerciale octroie à ces Etats des conditions d’échange plus avantageuses que celles accordées aux autres pays en développement dans le cadre européen du système de préférence généralisée (SPG). Cette coopération a pour but de favoriser l’adaptation des pays ACP à l’économie de marché et pour l’Europe, de demeurer leur premier partenaire commercial. A titre d’exemple, le protocole sucre signé avec Maurice, ancienne colonie anglaise, autorise l’île à vendre une quantité minimum garantie de sa production aux pays de l’Union européenne à prix européen. La convention de Lomé sera renouvelée en 1979, en 1984 et en 1990 avec un nombre croissant d’Etats. Mais dans les années 1990, ces préférences sont remises en cause par d’autres pays en développement tels que le Brésil, producteur de sucre. L’Etat s’estime lésé par rapport à Maurice. Une dérogation de l’OMC permet de conserver temporairement ce régime préférentiel mais, en 2000, la Convention de Lomé est remplacée par l’accord de Cotonou. Celui-ci comporte des dispositions similaires en matière d’échanges commerciaux mais prévoit à terme la conclusion de nouveaux accords compatibles avec les impératifs de libre-échange de l’OMC. Son article 37 stipule ainsi que "des accords de partenariat économique seront négociés (avant) le 31 décembre 2007 au plus tard." L’Union européenne s’apprête dès lors à élaborer un accord global avec les 79 pays du bloc ACP mais en raison de situations géographiques et économiques diverses, les Etats demandent des négociations différenciées.

Pourquoi entend-on encore parler de négociation des APE alors que ces accords devraient être signés depuis fin 2007 ?

Les négociations entre la Commission européenne et les pays ACP ont débuté en 2002. Mais fin 2007, seuls les Etats des Caraïbes ont paraphé un APE complet. 18 pays africains et 2 du Pacifique n’étant pas parvenus à un terrain d’entente, ils se sont contentés de parapher des APE provisoires devant libéraliser "l’essentiel des échanges commerciaux" (au moins 80% des marchandises), "dans un délai raisonnable" (période de transition de 15 ans au maximum voire de 25 ans dans certains cas exceptionnels). Par ailleurs, 42 pays ACP n’ont signé aucun APE et procèdent dorénavant aux échanges commerciaux avec l’Union européenne sur la base du SPG. Sur les 30 pays africains n’ayant pas conclu d’APE, 26 sont des des PMA (Pays moins avancés) et bénéficient de ce fait du dispositif "Tout sauf les armes" qui leur permet déjà de tout exporter hors taxe et sans quota vers l’Union européenne - excepté les armes - et ce, sans pour autant ouvrir leur marché. Dans ces conditions, les incitations à la conclusion d’accords de libre-échange avec l’Union européenne sont limitées. Les quatre Etats non-PMA non-signataires sont le Gabon, le Nigéria et le Congo (régime du SPG) mais aussi l’Afrique du Sud, qui applique déjà un accord sur le commerce, le développement et la coopération (ACDC) compatible avec l’OMC. En raison de la multiplicité des cas de figure, aussi variés que non solutionnés, les débats ne sont donc pas clos. L’Union européenne cherche à conserver sa position de premier partenaire commercial de la plupart des pays ACP. Signes de sa volonté, elle a ouvert son marché à tous les pays ACP depuis le 1er janvier 2008 et a décidé fin 2007 d’accorder annuellement 2 milliards d’euros d’aide aux pays signataires à horizon 2010. Mais cela n’a pas encore suffi à vaincre les réticences de nombreux pays ACP.

Pourquoi la plupart des pays ACP se montrent-ils réfractaires à la signature d’APE ?

Les APE ont été conçus à l’origine pour soutenir le développement et la bonne gouvernance dans les pays ACP par le biais de l’intégration commerciale et régionale. Or, au cours des négociations, de nombreuses parties prenantes africaines mais aussi européennes ont mis en exergue le fait que certains pays ACP pourraient se trouver désavantagés par les APE au lieu d’en tirer profit. Ainsi, la réciprocité des avantages accordés au niveau des droits de douane dans les échanges commerciaux entre l’Afrique et l’Europe pourrait se faire au détriment de la première. Car les recettes budgétaires des pays ACP, constituées en majeure partie par la collecte des taxes douanières, diminueront fortement. Les pays ACP craignent en outre pour leur agriculture et savent qu’ils n’ont pas la capacité de se mesurer aux industries européennes. Christine Taubira l’écrit dans son rapport (voir question 9), les obstacles au libre accès des produits africains en Europe n’auront pas complètement disparu dans les faits après la signature des APE : "Les barrières non tarifaires telles que les normes sanitaires, phytosanitaires et autres standards sur lesquels les ACP n’ont ni moyen ni pouvoir de contrôle, faute de laboratoire agréé par l’Union européenne, constituent des remparts bien plus efficaces que les tarifs douaniers." Dernier rebondissement en date, Haïti et la Guyane ont finalement refusé de ratifier le 15 octobre dernier les APE qu’ils avaient pourtant paraphés en décembre 2007. Ils ont vraisemblablement estimé - à l’issue des neuf mois de délai nécessaires à la traduction des textes dans les 25 langues européennes - que les compensations financières accordées par l’Europe se révélaient insuffisantes au regard de ce qu’ils risquaient de perdre au plan commercial.

En quoi les APE concernent-ils la Réunion ?

Contrairement à l’Europe continentale, la Réunion est susceptible de subir de plein fouet les conséquences économiques d’accords de partenariat qui ne prendraient pas suffisamment en compte sa situation géographique particulière. L’île est l’unique territoire européen entouré de pays ACP. L’ouverture complète de son marché aux Etats voisins lui fait craindre une concurrence trop forte et donc préjudiciable à son économie. Les négociations commerciales au sein de l’UE étant de la compétence exclusive de la Commission européenne, la Région et les acteurs économiques locaux ont effectué ces dernières années et tout particulièrement l’an passé des opérations de lobbying intenses pour inciter l’Europe, par l’intermédiaire de la France, à prendre en considération la situation bien spécifique de l’île. En substance, au même titre que les ACP demandent un régime différencié, la Réunion réclame un traitement adapté en tant que région ultra-périphérique (RUP). Mais la tâche est rude quand il s’agit d’aller jusqu’à convaincre un député lituanien ou suédois que ce détail n’en est pas un pour tout le monde...

Avec quels pays de l’océan Indien l’Union européenne a-t-elle signé des accords transitoires ?

Fin 2007, les négociations ont abouti à des APE provisoires dans la zone avec quatre Etats de la région SADC (acronyme de l’anglais pour Communauté de développement d’Afrique australe) que sont le Bostwana, le Lesotho, le Swaziland et le Mozambique. Un deuxième accord a été signé par cinq Etats du groupe ESA : Burundi, Kenya, Ouganda, Rwanda et Tanzanie. Enfin, un troisième APE intérimaire a été ratifié avec le front de l’ESA baptisé CMMS : Comores, Madagascar, Maurice, Seychelles. Il prévoit la libéralisation de l’accès au marché pour 85% des échanges dans 15 ans pour Maurice et les Seychelles - avec des dispositions particulières sur la pêche, secteur économique crucial pour ces deux îles - , et dans 25 ans pour les Comores et Madagascar. Depuis neuf mois d’ouverture du marché réunionnais aux marchandises des pays ACP, les acteurs économiques et en particulier l’Adir (Association pour le développement industriel de la Réunion), qui suit attentivement les statistiques douanières, n’ont pas constaté d’invasion du marché local par les produits des pays voisins. Et pour cause, ceux-ci n’ont pas forcément la capacité d’augmenter suffisamment leur production pour exporter davantage. S’ils le peuvent, ils continuent de privilégier les canaux habituels d’exportation vers l’Europe continentale. Enfin, la nécessité de respecter les normes phytosanitaires et vétérinaires européennes constitue un frein supplémentaire à leur entrée sur le marché. "Si nous avons beaucoup crié au loup en 2007 sur les échanges de marchandises, c’est parce que ces conditions pourront être un jour réunies, souligne l’Adir. Or, la Réunion sera en première ligne. Nous devons rester vigilants."

L’économie locale est-elle en danger ?

Les actions de lobbying menées jusqu’à fin 2007 par la Région associée au CESR (Conseil économique et social de la Réunion) et aux acteurs socioprofessionnels sur le volet de l’échange de marchandises ont payé. L’économie locale n’est pas en danger dans l’immédiat. Les garanties attendues ont été accordées dans les APE provisoires paraphés fin 2007. Il a ainsi été obtenu le maintien pour 10 ans renouvelables de droits de douanes à l’entrée sur le marché réunionnais du sucre produit dans les pays ACP. Cela revient à exclure celui-ci de l’importation et donc à protéger la production locale. En outre, une "clause de sauvegarde" spécifique aux RUP a été adoptée. Elle prévoit qu’en cas de préjudice à l’industrie de l’un d’entre eux en raison de la concurrence des importations des pays ACP, il pourra rétablir les droits de douane sur les produits qui posent problèmes. Concernant l’octroi de mer, ouvertement remis en question par les pays ACP de la zone pendant les négociations, il est également maintenu, du moins jusqu’à la date d’expiration (2013) à partir de laquelle il doit être renégocié avec l’Union européenne. Enfin, les parties se sont engagées à renforcer les activités de coopération régionale. Reste à maintenir ces garanties dans les accords définitifs. Au premier semestre 2008, les pays ACP membres de l’ESA ont déjà réclamé que la clause de sauvegarde des RUP soit circonscrite à un champ d’application précis. Les acteurs locaux ne l’entendent pas ainsi mais le débat reste ouvert. Reste aussi à négocier le volet de l’échange de services pour parvenir aux accordes définitifs. Les acteurs intitutionnels et économiques locaux travaillent dorénavant à sensibliser le gouvernement français aux risques et aux potentiels que la libéralisation du marché représente. D’une part, la Réunion estime qu’elle a beaucoup à "offrir" à ses voisins en matière de formation professionelle, d’ingénierie, de mise aux normes européennes ou encore de TIC (Technologies de l’information et de la communication). Mais elle tient en revanche à se prémunir contre un risque évident de "dumping social". Pour l’heure, rien n’est joué.

Quels sont les derniers événements intervenus au sujet des APE ?

Les acteurs institutionnels et économiques réunionnais ont remis à l’Etat français le 15 septembre dernier une motion rappelant une dizaine d’éléments de principe qui doivent être pris en considération selon eux dans le cadre des négociations pour parvenir à des APE définitifs. Ils demandent notamment à être associés aux discussions des autorités françaises avec la Commission européenne. Ils réclament le rejet de la demande émise par les pays ACP de restreindre la clause de sauvegarde des RUP. Ou encore, ils attirent l’attention sur l’enjeu pour l’économie réunionnaise de l’accord qui pourrait être conclu entre l’UE et la SADC élargie à l’Afrique du Sud (concurrence en matière de services notamment). La ministre de l’Outre-Mer, Michèle Alliot-Marie, a depuis assuré aux auteurs de la motion que la France continuerait à combattre pour préserver les intérêts réunionnais dans les négociations sur les APE et qu’une meilleure circulation de l’information vers la Réunion serait assurée à l’avenir par ses services. On attend de voir. Quant à l’Assemblée nationale, elle a récemment demandé la rédaction d’un rapport sur les APE. Un peu plus tôt dans l’année, la députée de Guyane, Christine Taubira (Parti radical de gauche), avait déjà remis, sur sa demande, un texte au Président de la République, Nicolas Sarkozy.

Que contient le rapport Taubira ?

Le rapport sur la position française à l’égard des APE remis le 15 juin par Christine Taubira gêne quelque peu les autorités françaises aux entournures. Plus politique que technique, le document développe les ambiguïtés des APE et la difficile cohabitation que ceux-ci tentent d’installer entre logique économique et politique de développement. Audacieusement sous-titré "Et si la politique se mêlait enfin des affaires du monde ?", il se montre critique à l’égard de la conduite des négociations et reprend bon nombre d’attentes des ONG (Organisations non gouvernementales). Le rapport propose de redéfinir intégralement le mandat confié à la Commission européenne dans le cadre des négociations, de placer le développement au coeur des APE, de revoir le calendrier des libéralisations ainsi que les secteurs concernés et même, au passage, d’annuler la dette extérieure des pays les plus pauvres. Reste à voir dans quelle mesure ces suggestions, tout comme celles des acteurs locaux en ce qui concerne la Réunion, seront relayées par le Président Sarkozy dans le dialogue du gouvernement français avec les États membres de l’Union européenne.

A quoi doit-on s’attendre pour l’avenir ?

Les prochaines réunions entre les pays ACP et la Commission européenne auront lieu en novembre. Les accords complets attendus devaient être paraphés fin 2008 ou mi-2009 mais ces échéances n’ont plus aucune chance d’être respectées. Le contexte de la crise financière mondiale ajouté à la complexité des enjeux, à la volonté d’intégrer le secteur tertiaire aux APE et à l’hétérogénéité des pays ACP ne fait qu’accentuer le manque de lisibilité. Ces dernières semaines, les pays africains se sont montrés de moins en moins pressés de signer. Alors que les Etats-Unis et l’Europe viennent de faire la démonstration qu’ils ne sont pas infaillibles, la Chine pourrait se présenter à eux comme un partenaire commercial intéressant. L’Empire du Milieu réalise aujourd’hui 10 % de ses investissements directs à l’étranger en Afrique et consacre la moitié de son aide au développement à ce continent. Les capitaux y déferlent tant ces derniers mois que le FMI (Fonds monétaire international) craint pour la dette africaine. Bref, les colonies sont loin. Pourquoi la donne mondiale ne changerait-elle pas ? Plusieurs pays ACP affirment aujourd’hui que signer les APE équivaut à opter pour une voie économique - le libéralisme - dont la crise internationale vient de démontrer les faiblesses... Quoi qu’il en soit, l’Union européenne devra se montrer souple. Encore plus quand on sait que les coûts d’ajustement pour passer des APE provisoires aux APE complets pour les 79 pays ACP sont estimés à près de 9 milliards d’euros (ajustement fiscal, ajustement en matière d’emploi, diversification des exportations, renforcement des compétences et de la productivité). Or, les 2 milliards annuels promis par l’Europe de 2008 à 2010 inclus ne régleront pas toute la note. Les APE n’ont pas fini de faire parler d’eux. Et malgré sa complexité, le sujet mérite que l’on s’y intéresse d’autant plus qu’il influence de façon directe l’avenir de l’économie locale.

Dossier réalisé par Séverine Dargent