mardi 28 octobre 2008

Interview de JACQUES SAADÉ - PDG DE CMA CGM

« Nos navires restent remplis à hauteur de 90 % à 95 % entre l'Asie et l'Europe »
[28/10/08]

PDG du groupe français CMA CGM, Jacques Saadé explique, dans un entretien aux « Echos », comment le troisième armateur mondial du transport de conteneurs par lignes régulières s'adapte à la nouvelle donne économique : en redéployant par exemple certaines lignes maritimes ou en rendant à leurs propriétaires des petits navires en fin de contrat d'affrètement. CMA CGM a également renégocié avec les chantiers navals les conditions de paiement de certains de ses navires en commande. Jacques Saadé se déclare par ailleurs intéressé par un nouveau métier : le transport maritime de voitures neuves. Il s'alarme enfin des intentions de la Commission européenne, qui veut limiter les marges de manoeuvre des armateurs coopérant au sein de consortiums pour offrir des services en commun.

CMA CGM est le troisième armateur mondial dans le transport de conteneurs. Quel est l'impact sur votre activité du ralentissement économique en cours ?

Il est évident que la crise financière née aux Etats-Unis a dégénéré et a enrhumé l'ensemble de la planète. En Asie, la Chine connaissait une croissance annuelle de ses exportations de 10 % à 15 %. Cette progression va ralentir et passer de 6 % à 9 %, voire un peu moins. En revanche, des pays comme l'Inde ou le Vietnam et quelques pays d'Amérique du Sud verront plutôt leurs volumes augmenter.

Au total, nos navires restent remplis à hauteur de 90 % à 95 % entre l'Asie et l'Europe. Bien sûr, compte tenu de l'augmentation parallèle de capacité liée aux commandes de nouveaux porte-conteneurs passées ces dernières années par les grands armateurs mondiaux, les taux de fret s'en ressentent, mais pas autant que certains l'ont déclaré : entre l'Asie et l'Europe, le coût de transport d'un conteneur de 20 pieds était de 1.400 dollars au début de l'année, y compris les surcharges combustible et monétaire. Aujourd'hui, le prix d'un 20 pieds se situe entre 1.100 et 1.200 dollars. La baisse est certes sensible et elle peut encore s'accentuer.

Et entre l'Asie et l'Amérique du Nord, sentez-vous les effets de la crise ?

Les Etats-Unis avaient déjà amorcé leur crise en 2007 et nous avions anticipé et transféré plusieurs navires sur les marchés européens, qui étaient en pleine effervescence. De fait, les lignes Asie-Etats-Unis ont moins subi le ralentissement que celles d'Asie-Europe. De plus, à cette époque, nous avions déjà passé un accord à long terme avec un géant de la distribution américaine, accord par lequel CMA CGM garantissait le déploiement d'un certain nombre de navires contre un engagement de volumes du chargeur.

Entre 2008 et 2011, la flotte mondiale de porte-conteneurs aura augmenté de 1.586 navires. Compte tenu du ralentissement de l'économie, comment allez-vous gérer cette surcapacité ?

En 2007, CMA CGM a considéré que la crise américaine pouvait se propager mondialement. Par conséquent nous avons préparé la situation en créant de nouvelles lignes pour sécuriser les volumes excédentaires, en provenance d'Asie à destination de l'Europe, de la Méditerranée, de l'Afrique du Nord et de l'Ouest, lesquels permettraient de remplir nos grands navires dès leur arrivée en flotte. Aujourd'hui, nous sommes justement en train de transférer ces volumes sur les lignes régulières, où nous allons déployer nos grands navires.

Je me dois de rappeler que, bien avant cette période morose, CMA CGM a conforté ses positions en se portant acquéreur de plusieurs compagnies maritimes, chacune implantée sur un continent différent. Toutes ces sociétés ont contribué à notre croissance internationale et leur développement, depuis plusieurs années, confirme notre expertise et intensifie notre présence sur tous les marchés du monde.

Comment s'intègrent les grands hubs portuaires dans cette stratégie ?

Nous avons developpé deux hubs en Méditerranée : le port de Malte, où nous bénéficions d'une concession de soixante-cinq ans, et tout dernièrement le port de Tanger Med, qui se trouve au carrefour de tous les continents. Ce port est plein d'avenir pour servir la côte ouest africaine, l'Amérique et autres destinations ; il pourra aussi accueillir des grands navires, qui, bien évidemment, lorsqu'ils sont pleins, coûtent moins cher en exploitation à l'unité transportée. Cet ensemble constitue un outil essentiel de la stratégie de notre groupe pour faire face à la situation actuelle.

Par ailleurs, comme tous les armateurs, nous avons renforcé notre activité de transport en conteneurs refrigérés, beaucoup plus appropriée aux besoins des clients, car elle offre un service porte-à-porte, contrairement aux navires réfrigérés, qui nécessitent le transfert des marchandises dans des camions réfrigérés jusqu'aux dépôts des clients.

Puis, nous avons développé certains produits d'exportation vers l'Asie en complément des exportations traditionnelles d'Europe et des Etats-Unis, telles que certaines matières premières et produits semi-finis. Enfin, je précise qu'aujourd'hui les navires de plus de vingt-cinq ans sont vendus à la démolition, ce qui a d'ailleurs fait baisser le prix de vente à la tonne.

Et que faites-vous des petits navires dont vous n'avez plus besoin ?

Nous les rendons à leurs propriétaires dès qu'ils arrivent en fin de charte, sinon nous les réemployons sur d'autres lignes. Sur les 400 navires que nous exploitons, nous en possédons un quart et nous affrétons le reste. Depuis le 1er août, plus de 30 navires sont arrivés à échéance de charte. Ceux que nous avons choisi de garder ont été renégociés à des conditions d'affrètement bien plus intéressantes.

Vous allez prendre malgré tout livraison de 76 navires d'ici à 2012, pour la plupart de très gros porte-conteneurs entre 150 et 175 millions de dollars l'unité. En avez-vous la capacité financière ?

Sur les 76 navires en construction, 55 sont en propriété et 21 sont affrétés à long terme. Il faut noter que les livraisons de ces navires vont s'échelonner de 2009 à 2011 et quelques unités en 2012. Nous avons déjà financé la plupart de ces navires et nous remercions les banques pour leur soutien et leur confiance. Nous avons, par ailleurs, négocié des termes de paiement plus proches des dates de livraison qu'initialement prévu. Au vu de la taille de notre groupe et de ses commandes, tous les chantiers ont accepté.

Les résultats de notre groupe en fin 2008 seront loin de ceux de 2007 - année exceptionnelle - mais ils resteront bénéficiaires avec une trésorerie confortable. N'oubliez pas que CMA CGM est une entreprise familiale non cotée en Bourse, et que nous avons toujours réinvesti l'intégralité des bénéfices dans l'entreprise.

CMA CGM s'est diversifié, à une échelle certes modeste, dans la croisière. Avez-vous d'autres projets dans d'autres domaines ?

Dans sa politique de diversification, CMA CGM s'est effectivement orienté vers la croisière « haut de gamme » en rachetant la Compagnie des Iles du Ponant. Nous possédons donc 3 navires de petite taille et nous avons passé commande de deux nouveaux navires de luxe équipés de 150 cabines chacun, qui seront eux aussi exploités pour des croisières à thèmes musicaux et vers des destinations exceptionnelles.

En ce qui concerne nos nouveaux projets dans d'autres domaines : oui, le transport de voitures neuves nous intéresse, car la Chine et l'Inde commencent à exporter ces produits et nous souhaitons participer à ce nouveau marché prometteur. Si nous emportons des contrats, nous affréterons alors des navires spécialisés - les « car-carriers » - puis nous ferons construire nos propres navires.

Que pensez-vous des initiatives de la Commision européenne, qui vient de mettre fin aux conférences maritimes qui permettaient aux armateurs de fixer en commun les capacités et les tarifs sur certaines lignes et qui s'attaque désormais aux consortiums ?

C'est une posture idéologique extrêmement dangereuse pour l'industrie maritime européenne et pour les ports européens. Aujourd'hui, un consortium est autorisé tant qu'il ne prend pas plus de 35 % de part de marché sur le service qu'il opère. Des rumeurs circulent, selon lesquelles Bruxelles ferait tomber l'autorisation à 30 % à partir de 2010. On peut en discuter. Mais ce qui se profile réellement, c'est l'interdiction totale des consortiums en 2015. Or, en partageant les coûts entre opérateurs sur des lignes à trafic relativement faible, un consortium permet d'assurer une plus grande fréquence de service, autorise une grande flexibilité conforme à la demande des clients et permet d'escaler dans des ports secondaires qui seraient, sinon, négligés par les grands armateurs. Même les chargeurs sont en faveur des consortiums !

Les trois premiers armateurs mondiaux sont européens. Qu'adviendra-t-il d'eux si Bruxelles leur impose trop de restrictions ? Les armateurs asiatiques, qui seront moins touchés par les règlements européens, auront la « part belle » et en profiteront pour prendre le leadership au détriment des Européens et de l'Europe. L'avenir des consortiums ne doit pas être traité au niveau européen, mais à l'échelle mondiale, aux Nations unies et à l'OMC.