samedi 26 juillet 2008

Accords avec l'Afrique: la Commission Européenne veut passer en force

D'un point de vue tactique, c'est ce que l'on appelle une «fenêtre d'opportunité». Alors que l'attention des médias se porte tout entière sur Genève, où se déroulent les négociations de la dernière chance du cycle de Doha, la Commission européenne tente de passer en force dans un autre dossier controversé, celui des APE. Ces Accords de partenariat économique (APE), censés régir les relations économiques entre l'Union européenne d'un côté, et les 76 pays ACP, anciennes colonies d'Afrique, Caraïbes et Pacifique, de l'autre. Pour sortir les négociations de l'enlisement, l'exécutif européen vient de jouer, en toute discrétion, une carte inattendue, qu'il n'avait utilisée qu'à une seule reprise auparavant. Eléments d'explication.

Depuis 2002, la Commission et les ACP négocient fiévreusement pour ouvrir davantage leurs économies respectives, afin d'adapter leurs échanges commerciaux aux règles de l'Organisation mondiale du commerce (OMC). Mais ces discussions houleuses, qui devaient se terminer au 31 décembre 2007, n'ont jamais vraiment abouti. Sur les 76 pays ACP, 41 ont refusé toute forme d'accord. A peine 14 (les Etats de la région Caraïbes) ont donné leur feu vert à un texte. Et les 21 autres ont conclu, dans la précipitation, des accords partiels et limités, portant sur certains secteurs économiques uniquement.

Ce sont ces derniers APE, dits «intérimaires», qui posent problème à la Commission. Car leur ratification, fastidieuse, prend du temps et ne devrait pas intervenir avant le printemps 2009. Ne serait-ce que parce chaque texte doit être traduit dans les 23 langues de l'Union, puis chacune des versions intégralement vérifiées au regard du droit. Bruxelles redoute qu'entre temps, les Etats africains concernés, comme la Côte d'Ivoire ou le Ghana, qui avaient déjà beaucoup hésité, changent d'avis, et rejoignent le camp des sceptiques. Juridiquement, ils sont encore autorisés à le faire.

«Des méthodes brutales de négociation»

Le 17 janvier, la Commission a donc décidé de lancer une procédure très spéciale. D'après le compte-rendu de séance que Mediapart s'est procuré, elle reconnaît que «de tels retards (...) pourraient accroître le risque politique qui verrait certains Etats ACP changer d'avis, et refuser de signer les APE intérimaires». Qu'à cela ne tienne : les documents ne seront plus traduits en 23 langues au moment de la signature, mais en une ou deux. Afin de gagner quelques précieuses semaines. L'accord avec le Ghana n'existera donc dans un premier temps qu'en anglais, celui avec la Côte d'Ivoire qu'en français. Tant pis pour les Allemands ou Lettons non francophones, c'est pour la bonne cause. Tant pis aussi, pour les ACP du Pacifique, qui souhaitaient négocier dans une autre langue que l'Anglais.


Extraits du document de la Commission européenne, 17 juillet 2008.

Un simple détail de procédure ? Pas tout à fait. D'abord parce que la Commission n'a eu recours à cette méthode pour le moins expéditive qu'une seule fois par le passé : c'était l'an dernier, pour signer un texte déjà très controversé. Il s'agissait d'autoriser le transfert des données sur les passagers des compagnies aériennes d'Europe se rendant aux Etats-Unis, vers les autorités américaines chargées de la lutte contre le terrorisme. Pour Jean-Denis Crola, de l'ONG Oxfam France-Agir Ici, qui a lu le document, «cette procédure entre en conflit avec les principes et protocoles européens et souligne une fois de plus les méthodes brutales de négociation utilisée par la Commission européenne pour arriver à ses fins dans le dossier des APE».

Un test pour Nicolas Sarkozy

La balle est désormais dans le camp de Nicolas Sarkozy. Début avril, le président avait commandé à Christiane Taubira un rapport pour déterminer la position de la France dans le dossier. Or, le texte de la députée de Guyane, que Mediapart a dévoilé en exclusivité à la fin du mois de juin, est extrêmement clair sur ce point : il faut «conditionner la poursuite des discussions à la garantie qu'aucun malentendu ne puisse provenir d'une équivoque linguistique» (page 154 du rapport).

«Etre informé dans sa langue est un principe de base du Droit international et des législations démocratiques», ajoutait-elle. Christiane Taubira a en effet établi que beaucoup de «malentendus» ou de «désaccords» sur ce dossier proviennent d'une mauvaise compréhension des textes, preuve que la question linguistique est ici une affaire de la plus haute importance...

Le chef de l'Etat n'a, pour le moment, pas réagi publiquement au «rapport Taubira». Il s'est contenté d'envoyer le 1er juillet une lettre de trois pages à la députée. Dans cette missive, il reprend à son compte l'une des préconisations de l'étude : «La levée de toute équivoque linguistique fait, à mon sens, partie des mesures de confiance élémentaires».

Pour les observateurs, la situation actuelle a donc valeur de test grandeur nature. Premier scénario : Nicolas Sarkozy, qui préside jusqu'à décembre l'Union européenne, va monter au créneau durant l'été et s'opposer au texte de la Commission, en s'appuyant sur le travail de Christiane Taubira. Deuxième possibilité : Paris valide sans ciller le projet de la Commission européenne, et démontre le peu d'importance qu'il accorde au rapport que l'Elysée vient pourtant de commander. Réponse dans les jours à venir, dans l'enceinte du Conseil européen.