Zimbabwe, au pays des milliardaires affamés
Le chef de file de l'opposition au Zimbabwe, Morgan Tsvangirai, a confirmé mardi 24 juin qu'il ne participerait pas au second tour de l'élection présidentielle, fixé le 27 juin. Selon lui, 200 000 personnes ont été déplacées et plus de 86 partisans de l'opposition tués depuis le 29 mars, date du premier tour. Voyage dans l'ancienne Rhodésie, où Robert Mugabe s'accroche au pouvoir, ignorant les appels de l'ONU à annuler ce scrutin.
Aéroport
On entre et on sort du Zimbabwe comme dans un moulin. Le pays est fermé aux journalistes étrangers mais, à l'aéroport d'Harare, la capitale, il suffit de se présenter comme un touriste amateur de safari pour obtenir sur-le-champ un visa d'entrée. Jeudi 12 juin, dans ce même aéroport, le numéro deux de l'opposition, Tendai Biti, a été arrêté à sa descente d'avion et incarcéré après des semaines d'exil volontaire en Afrique du Sud. Il a été inculpé de "trahison", "publication de fausses nouvelles" et "insultes au président". Quelques jours plus tard, lorsqu'il a été présenté sous bonne escorte devant un magistrat, c'était vêtu d'une camisole rouge et les pieds entravés par une chaîne.
Inauguré en 2001 par le président Mugabe, l'aéroport international d'Harare est ultra moderne, mais vide. Les installations sont récentes et fonctionnelles, la signalétique claire, mais le trafic quasi nul. Les grandes compagnies ont déserté le Zimbabwe. De plus en plus replié sur lui-même, le pays n'est plus desservi que par les compagnies des pays d'Afrique australe, essentiellement l'Afrique du Sud. A l'extérieur du bâtiment, des hommes vêtus de combinaison blanche ou rayée de rouge, armés de pelle, entretiennent les pelouses. Des gardes se tiennent à proximité. Les jardiniers sont des prisonniers.
Planche à billets
Deux billets de banque traînent sur le trottoir d'une avenue d'Harare. Ce sont des coupures de 100 millions de dollars zimbabwéens. Pourtant, aucun passant ne se baisse pour les ramasser. Car ils ne valent rien. Absolument rien. Mi-juin, une cigarette coûtait 300 millions de dollars et un minuscule paquet de cacahuètes deux fois plus. Pour s'offrir un café, il fallait débourser 1 milliard de dollars. Sans compter le pourboire. Laisser moins de 200 millions était pris pour une insulte.
Les prix valsent d'un jour à l'autre. Fin juin, le billet vert américain, la monnaie de référence, s'échangeait contre 6 milliards de dollars zimbabwéens. Les billets de 100 000 qui avaient cours en 2007 ne sont déjà plus qu'un souvenir. Avant même d'avoir été patinés en passant d'une main à l'autre, ils ont été balayés cette année par les coupures de 10, 50, 100, puis 250 millions de dollars. Entre-temps, la banque centrale a tenté une sorte d'opération coup de poing en retirant de la circulation tous les billets dont la valeur allait être divisée par 1 000. L'opération a été un fiasco.
Depuis quelques mois, de nouvelles coupures ont fait leur apparition. Il ne s'agit plus de billets de banque, ni de chèques au porteur, mais de special agro cheques, dont la valeur va de 5 milliards à 50 milliards de dollars. Dans quelques semaines, des special industrial chequesde 100 ou 1 000 milliards vont peut-être voir le jour.
Meikles
Le grand magasin Meikles est l'une des curiosités de Harare. Avec ses ouvertures tout en hauteur et ses fines colonnes qui empiètent sur le trottoir, il est représentatif de l'architecture coloniale du début du siècle passé. Doté d'un escalier monumental, l'intérieur du magasin est tout aussi magnifique. Mais il est vide, ou presque. On le croirait à la veille de sa fermeture.
Au rez-de-chaussée, quelques vêtements, des boîtes de cirage et des boissons sont exposés; au premier étage, il y a un peu de vaisselle et des produits d'artisanat; des lits garnissent une partie du troisième et dernier niveau. Au rayon des chaussures, qui s'étale sur plusieurs mètres, c'est le désert. "On a actuellement des problèmes d'approvisionnement", murmure le chef de rayon.
Qu'ils appartiennent à une chaîne de distribution ou à une autre, tous les magasins de Harare ont de sérieux "problèmes d'approvisionnement". On y trouve plus facilement des détergents que des conserves alimentaires. Le rayon des produits frais n'est plus qu'un souvenir. Celui des boissons est lugubre. C'est donc avec des paniers peu garnis que les clients se dirigent vers la sortie.
Les caisses enregistreuses sont ultramodernes et toutes équipées de lecteur optique. Mais il faut un temps fou pour payer ses achats, car les caissières sont contraintes d'éplucher des liasses de billets. Régler avec un chèque n'est pas une solution. Les magasins se méfient de ce type de règlement tant la monnaie se déprécie à un rythme effréné. Pour la même raison, au restaurant, le client qui règle l'addition en liquide se voit proposer une ristourne de 20 % sans avoir rien demandé.
Inflation
La pénurie de devises et l'absence totale de confiance dans le régime expliquent la dépréciation du dollar zimbabwéen et l'inflation. L'Etat a créé en 2007 une police des prix, mais son bilan est modeste. Malgré l'arrestation de 7 000 cadres, la hausse des prix dépasse 165 000 % par an, selon les statistiques officielles. Le contrôle des prix a un effet pervers : une partie de ce qui n'a pas sombré de la production nationale est vendue en devises dans les pays limitrophes, tandis que dans la capitale la population se serre la ceinture.
Autre surprise, le téléphone mobile. Obtenir une puce suppose des démarches longues et hasardeuses. Et acheter des cartes téléphoniques prend l'allure d'un parcours du combattant. Les pénuries sont fréquentes. Bien que le montant d'une recharge dépasse 100 ou 200 millions de dollars, elle ne donne droit qu'à des communications brèves. Si l'on souhaite "faire le plein", c'est par dizaines qu'il faut acheter les cartes. D'où d'interminables séances de "grattage".
Comment se prémunir contre la chute de la monnaie ? En se débarrassant le plus vite possible de cet argent qui brûle les doigts. La solution est réservée aux plus riches. L'immobilier flambe dans la capitale, tout comme la Bourse. D'une semaine à l'autre, en juin, l'indice boursier a gagné 480 %. "C'est compliqué de prévoir dans quelle direction va aller la Bourse dans le contexte actuel", analyse un gestionnaire de la banque Kingdom Asset Managers.
Carburant
Il n'y a plus de files d'attente dans les stations-service qui sont correctement approvisionnées. Mais faire le plein est un luxe réservé aux seuls automobilistes lestés de dollars américains.
Le système est simple. L'automobiliste règle au moyen de bons d'essence de 20 litres. Chaque importateur de carburant distribue des bons à sa marque. Pour en obtenir, l'automobiliste doit les prépayer en virant la somme adéquate en dollars américains sur un compte bancaire – ce qui est légal. On peut aussi se procurer des bons auprès de gros consommateurs qui revendent ceux qu'ils ont en excès.
Offrir des bons est un avantage en nature proposé par les entreprises locales à leurs cadres. Dans la même veine, les sociétés fournissent également un véhicule. D'où une circulation automobile qui, tout en restant fluide, n'est pas insignifiante.
Pour ceux qui n'ont pas de devises, la contrebande de carburant avec les pays limitrophes est le seul moyen de remplir son réservoir. Des véhicules tout-terrain font le va-et-vient avec le Botswana et l'Afrique du Sud.
Si les files d'attente ont disparu devant les stations d'essence, elles fleurissent devant les magasins si, par miracle, l'arrivée d'un camion de pain ou de lait est annoncée. Les distributeurs de billets de banque nourrissent également d'interminables files d'attente. Et pour cause : les retraits quotidiens en liquide sont limités par les autorités à une somme dérisoire. D'où la propension des habitants de la capitale à multiplier leur nombre de comptes bancaires et à faire la tournée des distributeurs.
Harare
La première impression qu'offre la capitale du Zimbabwe est trompeuse. C'est celle d'une capitale moderne et sans histoires où il fait bon vivre. Le long des avenues, tirées au cordeau, les immeubles orgueilleux des banques se succèdent avec leur architecture audacieuse. Quelques grands noms de la finance britannique ont pignon sur rue : Standard Chartered, Barclays Bank…
A proximité, plusieurs centres commerciaux évoquent les pays anglo-saxons avec leurs boutiques en enfilade. La foule baguenaude dans les rues piétonnes ou déambule dans les parcs de la capitale hérités de la colonisation. A l'écart du centre, dans le nord, s'étalent les quartiers huppés, avec leurs villas douillettes protégées comme des forteresses. Harare n'est pourtant pas Johannesburg. La violence y est rare.
La qualité de vie, ce sont aussi les sept ou huit parcours de golf qui ceinturent la capitale. Très bien entretenus, ils accueillent ce qui reste de la population blanche (environ 10 000 personnes pour une population estimée à 13 millions d'habitants) et les cadres supérieurs noirs. "Les sociétés prennent à leur charge les droits d'entrée. Nombre d'affaires se traitent ici", assure l'un de ces privilégiés.
L'envers du décor, ce sont les coupures d'eau et d'électricité qui se généralisent; les hôpitaux publics qui n'ont plus de médicaments; et la dégradation des conditions de vie des habitants dans les townships, les quartiers populaires de la capitale.
Peter est de ceux-là. Gardien de nuit trois jours par semaine dans une villa occupée par des Blancs, il gagne 10 milliards de dollars par mois. C'est dérisoire – moins de 2 euros. "Le transport me coûte 1,5 milliard chaque jour. Ça me coûte, donc, de travailler", dit-il. C'est son épouse qui permet à la famille de survivre. Elle achète des légumes qu'elle revend dans la rue. Le soir, elle rapporte au foyer autant que le salaire mensuel de son époux. La dernière fois que Peter et sa famille ont mangé de la viande, c'était à l'occasion des fêtes de Noël. Son patron lui avait offert des morceaux de poulet. Le Zimbabwe "c'est le pays des milliardaires affamés", résume un habitant d'Harare.
Presse
Le journal de 20 heures, sur l'unique chaîne de télévision, est édifiant. Tout au long de la campagne électorale, la télévision a été au service du seul président candidat Robert Mugabe. Tous les meetings électoraux du chef de l'Etat ou des dirigeants de la Zanu-PF, son parti, font l'objet d'interminables comptes rendus. Ceux de son ancien concurrent, Morgan Tsvangirai, arrivé en tête au premier tour la présidentielle le 29 mars, et qui vient de jeter l'éponge, sont passés sous silence.
Rien n'est interdit lorsqu'il s'agit de dénigrer l'adversaire. Soir après soir, la télévision diffuse des reportages pour fustiger le "climat de terreur" entretenu par les militants de l'opposition. Pas la moindre mention sur la terreur que fait régner la Zanu-PF sur les populations dans les campagnes, sur les déplacements forcés des habitants soupçonnés de mal voter, sur les assassinats de dizaines de sympathisants du MDC, le Mouvement pour un changement démocratique de Tsvangirai, par les nervis du régime. En revanche, les caméras sont au rendez-vous pour montrer des scènes de défection, réelles ou inventées, dans les rangs de l'opposition.
Jamais, depuis la proclamation des résultats du premier tour, la parole n'a été donnée à un électeur du MDC. Jamais, Morgan Tsvangirai n'a été invité à exposer son programme. Les seules fois où son visage apparaît, c'est dans le cadre des spots publicitaires de la Zanu-PF qui saucissonnent le journal télévisé. Tous ces spots assimilent l'ex-candidat de l'opposition au colonisateur britannique revanchard dont il serait l'instrument.
Habilement réalisé, le plus fréquemment diffusé (3 ou 4 fois pendant le journal), il montre en fondu enchaîné les visages de l'ancien premier ministre britannique, Tony Blair, puis de son successeur, Gordon Brown, celui du président américain, George Bush et, enfin, celui de Morgan Tsvangirai, avec de brefs messages sur le "club des perdants".
Ce n'est pas la presse écrite qui va rétablir l'équilibre. Il n'y a plus qu'un seul quotidien au Zimbabwe, The Herald, un journal plus que centenaire contrôlé de près par le régime. Les autres ont dû mettre la clé sous la porte, victimes de tracasseries incessantes. Seuls deux hebdomadaires, The Standard et le Zimbabwe Independant (tous deux appartiennent au même groupe) tentent vaille que vaille de conserver une ligne critique vis-à-vis du régime. Leur avenir est tout sauf assuré.
Le régime a même réussi à écarter la presse étrangère, très critique à l'encontre de Robert Mugabe, en multipliant par huit depuis la mi-juin les taxes à l'importation, payables en devises étrangères. Officiellement, la mesure a été prise pour "protéger l'espace médiatique du Zimbabwe".
Opposition
Trudy Stevenson habite une maison à Ashbrittle, un quartier agréable d'Harare à proximité de l'université. Mais cette ancienne députée – blanche – de l'opposition, qui fait campagne pour Morgan Tsvangirai, ne dort plus chez elle depuis qu'elle a reçu des menaces téléphoniques à peine voilées d'un des responsables de la campagne du président Mugabe, surnommé Tyson, en référence à l'ex-boxeur américain.
Trudy a raison d'avoir peur. Mardi 17juin, en début d'après-midi, elle a appris que le corps calciné de l'épouse d'un de ses amis, conseiller municipal de Harare, venait d'être découvert dans une ferme à proximité de son propre domicile. La jeune femme – âgée d'une vingtaine d'années – avait les jambes et les bras sectionnés. Elle avait été enlevée la veille avec son bébé par un groupe d'hommes arrivés à bord de deux véhicules tout-terrain. Le bébé a été déposé à un poste de police sain et sauf.
Dimanche 22 juin, cinq jours avant la date prévue pour le deuxième tour de l'élection présidentielle, Trudy a envoyé un courriel à ses amis. Elle écrit : "Hier, vers 13h30, un groupe de la Zanu-PF est arrivé à la porte. Ils chantaient, dansaient et criaient des slogans. Ils ont jeté des paquets de prospectus de campagne au-dessus de la porte de la maison, puis ils sont partis (…). Ils avaient promis de revenir le soir chez moi, mais en réalité ils ne sont revenus que ce matin. Ils ont dit qu'ils viendraient aussi dimanche soir. Cet après-midi, un pick-up, sans plaque d'immatriculation, s'est arrêté devant ma porte. A son bord, il y avait un policier en uniforme et un civil. Ils ont sonné, mais comme personne ne répondait, ils sont repartis."
Lors d'une rencontre, Trudy avait confié : "J'ai toujours dit que jamais je ne quitterais le Zimbabwe, mais aujourd'hui, je me demande si je ne vais pas être obligée de partir."
Tabac
Le Tobacco Sales Floor (TSF), à Harare, est le cœur économique du pays et le meilleur endroit pour mesurer combien le Zimbabwe n'a plus grand-chose à voir avec la Rhodésie de l'apartheid. Situé dans la zone industrielle de la capitale, c'est un immense hangar où sont vendus aux enchères, de mai à octobre, les ballots de tabac séché, dont le Zimbabwe fut longtemps le premier exportateur mondial.
Naguère, s'y donnaient rendez-vous les fermiers blancs, obligatoirement membres de la Rhodesian Tobacco Association (RTA), l'aristocratie des planteurs. Ils venaient en famille tandis que les milliers de ballots de tabac de Virginie posés sur des chariots accrochés les uns aux autres trouvaient preneur en un tournemain. Le temps moyen d'une vente n'excédait pas quatre secondes.
Le TSF n'est plus le club privé qu'il fut. Des centaines de petits producteurs noirs s'y pressent avec leurs ballots de tabac de taille inégale. Le système des enchères subsiste avec son jargon et ses codes, mais dans un contexte d'effondrement de la production. Elle est passée de 290 000 tonnes, en 1999, à 70 000 tonnes en 2007. Dans le hangar, des centaines de ballots de tabac blond sont entreposés à l'écart derrière une bâche de plastique. Le nom du nouveau propriétaire est indiqué sur une feuille. Il s'agit de la China Tobacco, la compagnie chinoise des tabacs.
Grace Mugabe
Au pouvoir depuis l'indépendance du Zimbabwe, en 1980, le président Robert Mugabe. A 84 ans, il mène une vie ascétique, mais la question de sa succession commence à se poser. Publiée en bonne place pendant la campagne électorale dans le quotidien gouvernemental, la lettre d'un lecteur suggérait de faire une place plus importante à la seconde épouse du chef de l'Etat, Amai Grace Mugabe. "Elle est intelligente, élégante, et c'est un atout à la fois pour son mari et le vote des femmes", faisait observer le lecteur.
Avec raison, le journal a répondu qu'elle avait un rôle important dans la campagne. Elle a suivi le président dans tous ses déplacements, a pris la parole à maintes reprises. Lorsqu'il s'agit de caricaturer l'opposition, elle n'est pas moins radicale que son époux.
A la télévision, Grace, deux fois plus jeune que son époux, est présentée comme la "First Lady". Les habitants d'Harare ont trouvé un autre surnom à cette femme connue pour ses goûts de luxe : "First Shopper".