La prochaine rencontre Europe-Afrique vise à "arrêter l'offensive chinoise en Afrique" ?
Kalidou Diallo, Professeur d'Histoire à l'Université Cheikh Anta Diop de Dakar et spécialiste de la Chine, a accordé samedi une interview exclusive à l'Agence de presse Xinhua (Chine Nouvelle) sur les relations entre la Chine et le Sénégal et entre la Chine et l'Afrique en général ainsi que sur les rapports euro-afro-chinois, sans oublier le problème de Taiwan.
XINHUA : Le sommet Chine-Afrique s'est tenu début novembre 2006 à Beijing dans le cadre du Forum de la coopération sino-africaine. Le chef de l'Etat chinois Hu Jintao y a annoncé huit grandes mesures en faveur de l'Afrique. A vos yeux, quelles sont les retombées de telles mesures pour le développement du partenariat entre la Chine et le Sénégal et le décollage du continent africain, ainsi que pour le renforcement des relations sino-africaines ?
K. DIALLO : Pour mesurer l'ampleur du renforcement de la coopération économique et commerciale entre la Chine et l'Afrique dans le cadre du forum et du sommet, il faut remonter à l'an 2000 et rappeler que la première conférence ministérielle entre la Chine et l'Afrique s'est tenue à Beijing en octobre de la même année avec comme 1er thème "comment contribuer à l'instauration d'un nouvel ordre politique et économique au 21e siècle" et 2e thème "comment renforcer la coopération économique et commerciale entre la Chine et l'Afrique", des mécanismes et un comité de suivi ont été mis en place à cette occasion. Mais quatre chefs d'Etat africains seulement avaient participé à cette rencontre.
La deuxième conférence ministérielle s'est tenue à Addis-Abeba les 15 et 16 décembre 2003. Le nombre de participants au niveau présidentiel est passé à six et le président de la Commission de l'Union Africaine Alpha Oumar Konaré y a participé de même qu'un représentant de Kofi Annan alors secrétaire général des Nations unies. Le thème de cette conférence est très pratique : coopération pragmatique et actions à entreprendre entre les pays africains et la Chine. S'est tenue parallèlement, la première Conférence des entrepreneurs chinois et africains.
Le volume de la coopération entre la Chine est l'Afrique a augmenté de 75% entre 2000 et 2003. La conférence d'Addis-Abeba avait défini un plan d'action pour 2004-2006. Il est fondé sur l'accroissement de l'aide, le renforcement de la coopération et l'ouverture de la Chine au marché africain, les pays africains bénéficiant d'un statut de destination privilégié pour le tourisme chinois. Tout cela a été suivi par une tournée marathon du président Hu Jintao en Afrique en 2004 et 2005. L'ensemble de ces actions explique la réussite du sommet Chine/Afrique de novembre 2006 qui a vu la participation d'une quarantaine de chefs d'Etat et de Gouvernement.
Qu'est-ce qui a fait mobilisé les Africains pour cet appel de la Chine? Le volume de la coopération Chine-Afrique a été multiplié par trois entre 2003 et 2006. Si on partait de 1994 il a été multiplié par dix! C'est à dire de 2,64 milliards de dollars en 1994, 6,48 en 1999, 10,6 en 2000, 18 en 2003, 37 en 2005 et 39 en 2006. Les huit mesures en faveur de l'Afrique envisagées par le gouvernement chinois dans le discours prononcé par le Président Hu Jintao sont soit effectives comme les mesures 3, 5 et 6 (création d'un fonds de développement sino-africain, l'annulation de la dette des pays pauvres très endettés, les pays africains les moins avancés et l'ouverture du marché chinois aux pays africains avec l'augmentation du nombre de produits bénéficiant d'un tarif douanier zéro de 190 à 440) ou en cours de réalisation c'est pour quatre autres mesures (augmentation de l'aide et doublement d'ici 2009, prêts préférentiels de trois milliards d'ici trois ans, la construction du siège de l'Union africaine, la formation des étudiants etc.). La création des 3 ou 5 zones de coopération économique reste à l'état de projet.
XINHUA : Certains média soutiennent que l'aide de la Chine enfonce quelques pouvoirs africains dans le sens contraire à la démocratie et à la bonne gouvernance. Quelle est votre opinion à cette assertion?
K. DIALLO : L'influence économique et diplomatique de la Chine en Afrique a grignoté sur le pré-carré des anciennes puissances coloniales. Elle fait grincer les dents aux Européens surtout à travers les médias. La Chine était décrite comme ce glouton de pétrole qui n'a pas d'entreprise mais des commerçants avec des produits de mauvaise qualité; et quand la Chine investit sur des entreprises, ils attaquent sous l'angle de l'environnement ou du caractère antidémocratique des régimes. Les pays africains des années 1960 sont totalement différents de ceux de ce début du 21e siècle. Le contexte et les mentalités ont changé.
En fait la Chine est considérée aujourd'hui par les Occidentaux comme un concurrent économique qui ôte le "pain africain de leur bouche". La preuve? La principale raison invoquée pour confirmer la prochaine rencontre Europe/Afrique au Portugal malgré la présence de Robert Mugabe, après trois reports, est qu'il faut arrêter l'offensive chinoise en Afrique! La concurrence économique et la démocratie qu'ils prônent laisseront-ils la liberté de choix aux Africains face aux différentes offres? Le temps du colonialisme et du néocolonialisme a vécu. Nous vivons une époque de partenariat, de coopération mutuellement avantageuse.
C'est par sa ligne et son action diplomatiques, son passé de pays en voie de développement, son expérience dans la voie de modernisation et d'ouverture, tout en préservant son identité, sa politique d'aide, de coopération économique et commerciale que la Chine a réussi cette percée en Afrique. Même si certaines considérations sur les droits de l'Homme sont justes, le paradoxe est que ceux qui invoquent ces valeurs sont les premiers à les piétiner en Afrique et ailleurs !
XINHUA : Quel regard portez-vous sur les relations sino- sénégalaises depuis le 25 octobre 2005, date à laquelle les deux pays ont renoué leurs liens d'amitié et de coopération ?
K. DIALLO : Le rythme des visites d'Etat de part et d'autre est le premier indicateur de la profondeur de cette amitié : Visite officielle du Président de la République du Sénégal en juillet 2006 après celle du Premier ministre accompagné d'une forte délégation au mois de mai 2006. Ce furent ensuite plusieurs délégations au niveau ministériel sans compter les directions, chef de service ou le patronat... Au niveau de l'université de Dakar, le Recteur vient de faire trois semaines en Chine après le doyen de la Faculté des lettres et sciences humaines. La décision d'ouvrir un département de langue chinoise a déjà été prise au niveau de l'UCAD.
Au plan politique le PDS et le PCC ont signé des accord de coopération stratégique.
Le Sénégal a repris ses relations diplomatique avec la Chine, il y a deux ans à compter du 25 octobre passé : possibilité de bénéficier du traitement douanier préférentiel pour 194 ( aujourd'hui 400) produits d'origine sénégalaise (halieutiques, agricoles, miniers, chimiques ou cuirs, peaux, bois, coton, artisanats, etc., opportunité de partenariat dans l'agriculture et l'agro-alimentaire, produits de mer, tourisme, textile, confection, télé, services, les importants gisements de fer, de marbre, de gaz naturel, de pétrole, etc..
Les grands projets du Président de la République au niveau du Sénégal et en Afrique dans le cadre de l'Union africaine et du NEPAD bénéficient également de ces opportunités.
Et si la Chine a aussi mis tout son poids pour renouer avec le Sénégal, c'est quelque part compte tenu d'un certain leadership diplomatique que le Sénégal a sans conteste sur le contient. Et en Afrique de l'Ouest. La nouvelle dynamique de la diplomatie chinoise en Afrique depuis la reprise avec le Sénégal va se renforcer au niveau bilatéral avec certains pays encore réticents.
XINHUA : Vous aviez déjà eu des contacts avec la Chine il y a plus d'une décennie. Comment voyez-vous l'évolution de ce pays ces dernières années?
K. DIALLO : En fait, c'est à travers mes activités universitaires que j'ai rencontré la Chine. Je donne à l'université Cheikh Anta Diop un cours d'Histoire sur l'évolution de la Chine depuis 1949. J'ai rencontré un délégué de l'Ong chinoise la CAFUI en décembre 1999 à Paris lors d'un colloque international sur l'immigration organisée par l'Université Paris7. Le Sénégal avait déjà rompu ses relations diplomatiques avec la Chine en janvier 1996. Lors des échanges avec le collègue chinois qui s'était beaucoup intéressé à ma communication, je lui ai fait comprendre que des perspectives réelles d'alternance politique existaient au Sénégal lors des élections présidentielles qui étaient prévues en février 2000. Cette analyse s'est révélée juste avec l'arrivée au pouvoir de Maître Abdoulaye Wade le 19 mars 2000 à l'issue du deuxième tour.
J'ai poursuivi mon combat pour la reprise des relations diplomatiques entre les deux pays par la publication de plusieurs articles de presse, des entretiens au niveau des radios Fm. En tant que secrétaire général du Syndicat unique et démocratique des enseignants du Sénégal, j'ai invité les syndicats chinois et une délégation du PC au XIe congrès qui a adopté une importante résolution largement diffusée pour la reprise des relations avec la Chine; c'était au mois de mars 2004.
J'ai pu constater le niveau de développement de la Chine à l'occasion de deux visites sur invitation de la CAFUI en août 2003 à Beijing et dans la provinces du Jiangsu, à Changzhou, la Nouvelle Zone économique spéciale et Shanghai; en septembre 2004 à Xiamen, Fujian et la province du Guangdong. J'ai pu mesuré le décalage entre cette Chine de 1949 qui importait même les allumettes et les clous et ces autoroutes, ponts, échangeurs entrelacés à l'entrée de Shanghai aux immeubles touchant le ciel à l'horizon. Ces entreprises de matériel informatique avec de multiples chaînes tirant à l'infini.
Le lancement du premier satellite d'exploitation lunaire de la Chine le 24 octobre 2007 est une manifestation récente de cette évolution de la Chine. Je n'insisterai pas sur le taux de croissance moyen de la Chine qui dépasse les 9% et l'augmentation exponentielle de l'investissement à l'étranger qui la place aujourd'hui 2e après les Etats-Unis. L'organisation des Jeux olympiques en 2008 et de l'Exposition universelle à Shanghai en 2010 seront le couronnement de ce rayonnement de la Chine à l'échelle mondiale.
XINHUA : Vous avez beaucoup milité pour les retrouvailles ente Beijing et Dakar. Pourquoi cette fougue pour le rapprochement entre la Chine et le Sénégal ?
K. DIALLO : En tant que spécialiste de l'histoire moderne et contemporaine et de l'histoire de la Chine je sais que ce pays a de vieux rapports avec l'Afrique et bien avant le 16e siècle. Je sais quel rôle diplomatique a joué le Sénégal lors de la 26e session de l'Assemblée générale des Nations unies tenue le 25 octobre 1971 qui a vu la reconnaissance de la Chine par 76 voix dont 26 africaines. La reprise des relations diplomatiques entre la Chine et le Sénégal le 25 octobre, date anniversaire de ce grand succès diplomatique de la Chine, est significative à cet égard.
Ces relations ayant été rompues en 1996 suite à une crise économique et financière au Sénégal, à l'image d'une personne en train de se noyer s'accrochant à importe quoi, comme instinct de survie, le gouvernement de l'époque, abandonné par les bailleurs de fonds, a opté pour "la diplomatie de la valise ou du ventre". On peut donc considérer que c'est sur la base d'un chantage que le régime socialiste a pris cette grave décision. Il était donc de la responsabilité de ceux qui comprennent bien les enjeux de se battre pour que ces relations reprennent. Et le Sénégal a fait un choix stratégique en en misant sur l'avenir. On ne peut pas comparer la Chine, un pays continent et membre du Conseil de sécurité à Taiwan, une petite province de 23 millions habitants à peine et de surcroît reconnue à l'époque par une vingtaine de pays seulement dont 7 en Afrique (aujourd'hui quatre parmi les plus pauvres du continent). C'est pour toutes les raisons indiquées ci- dessus ainsi que les opportunités de coopération économique et commerciale qui s'offrent au Sénégal et à l'Afrique qui ont expliqué ce que vous appelez cette fougue pour ces retrouvailles.
XINHUA : L'un des importants volets du rapport sino-africain concerne le problème de Taiwan. Comment jugez-vous l'issue de cet épineux problème ?
K. DIALLO : Il est vrai que les effets des plans d'Ajustement structurel (PAS) introduits en Afrique à la fin des années 1970 et les conséquences des évènements de Tienanmen en 1989 avaient permis à Taiwan d'exploiter à la fois la pauvreté de certains pays africains et la propagande anti-chinoise au niveau des médiats occidentaux pour capter les plus fragiles parmi eux par "la diplomatie de la valise". Le contexte a changé avec la nouvelle dynamique de la diplomatie chinoise en Afrique. La question de Taiwan ne se pose pas en terme de Droit. Tant du point de vue historique que celui de la loi internationale, il n'existe qu'une seule Chine, Taiwan est partie intégrante de la Chine. Dans les faits il y a autre chose. D'ailleurs, Taiwan est presque intègre économiquement dans la Chine d'aujourd'hui. Il est le premier investisseur en Chine aujourd'hui. C'est un des premiers débouchés économiques de la Chine. De ce point de vue, l'intégration économique étant presque effective, l'intégration politique viendra tôt ou tard. C'est pourquoi il faudra beaucoup faire attention quand deux frères se chamaillent. L'intégration de Taiwan dans la Chine est irréversible.