Jeffrey Sachs : "La dérive du déficit risque de paralyser toute réforme structurelle"
Thématique :
monde
Les Echos - 29/04/09
Pour l'économiste Jeffrey Sachs, Directeur du Earth Institute de la Columbia University, Barack Obama est le premier Président depuis 30 ans à pouvoir donner une impulsion décisive aux réformes structurelles dont l'Amérique a cruellement besoin. Mais il porte un regard critique sur la politique de relance keynésienne à court terme de son équipe économique.
Que pensez-vous des débuts de Barack Obama ? Peut-on parler d'une "méthode Obama" à ce stade ?
Il a démontré qu'il avait le potentiel pour être un grand Président. En même temps, il ne faut pas oublier que les nombreuses difficultés américaines actuelles ont des racines politiques très profondes et que tout ne peut pas changer avec l'arrivée d'un nouveau Président. Il a une vision constructive de la place de l'Amérique dans la politique globale. Il a tourné le dos à l'unilatéralisme. Il est très calme, mesuré et il a un effet apaisant dans les négociations multilatérales. Il a l'art d'écouter les autres et de parvenir à des compromis. Il sait qu'il ne peut plus taper du poing sur la table pour défendre les intérêts américains dans un monde multipolaire. Jusqu'ici, il a eu un impact significatif sur la politique étrangère. Je suis plus réservé sur le plan économique, où il y a des plus et des moins. Je suis davantage favorable aux réformes structurelles à long terme qu'à certaines mesures macro-économiques à court terme.
Sur le plan économique, comment expliquez-vous certaines hésitations apparentes ?
La situation interne est très compliquée. Nous avons vécu une période de paralysie fiscale pendant 30 ans. Le système politique américain n'est pas vraiment flexible. Nous sommes en déficit chronique et il n'y a pas de consensus pour surmonter cette situation. Le Sénat requiert désormais une majorité de 60% pour passer un texte de loi. L'usage tactique constant de l'obstruction parlementaire (filibustering) change le paysage politique et rend les réformes beaucoup plus difficiles. En dépit de l'esprit d'ouverture de Barack Obama, les Républicains se sont opposés à toutes ses initiatives jusqu'ici. Il y a eu certainement des erreurs tactiques. Je n'ai jamais été très partisan du plan de relance qui va venir alourdir un déficit considérable hérité de George Bush. Nous avons désormais un déficit de 1.800 milliards de dollars aujourd'hui, soit environ 13% du PIB. Je crains que ce déficit énorme paralyse toute réforme structurelle. Tout pourrait être bloqué au motif que le budget est hors contrôle.
Comment expliquez-vous que le Congrès n'ait pas émis d'objection à l'adoption de cette coûteuse relance ?
La crainte d'une dépression a certainement joué. En outre, le nouveau Président l'avait réclamé avec insistance et il y a aussi un certain nombre de programmes populaires dans ce plan de relance. Pour ma part, je suis nettement plus en faveur du plan budgétaire sur dix ans en matière d'énergies renouvelables, de lutte contre le réchauffement climatique, de santé et d'éducation. C'est ce que je préfère dans l'approche de la nouvelle administration. Nous avons besoin de réformes à long terme dans ce pays et j'ai peur que le plan de relance risque de les compromettre. Déjà pendant la campagne, j'avais pensé qu'il y avait un risque à dire que toutes ces réformes pouvaient être accomplies à un niveau de pression fiscale constant. Barack Obama est arrivé au pouvoir avec la promesse qu'il n'augmenterait pas les impôts pour 95% de la population. Cela me paraît largement irréaliste. Mais en Amérique nous sommes tellement allergiques à l'impôt que cela fait 30 ans que l'on n'a pas de discussion honnête à ce sujet. J'ai bien peur que cela puisse affaiblir cette administration au fil du temps. Nous devrions avoir une TVA dans ce pays et augmenter l'impôt sur le revenu (de 3 à 5 points de PIB) sur une base structurelle pour réparer le système de santé, pallier l'absence d'un filet de sécurité ou financer le développement des énergies renouvelables.
En dépit de vos doutes sur sa validité d'ensemble, le plan de relance vous paraît-il équilibré?
Les transferts budgétaires en faveur des Etats fédérés me paraissent justifiés. Mais le volet baisses d'impôts n'était pas vraiment justifié. C'est un complet gaspillage. La partie infrastructures aurait dû être programmée sur dix ans. En réalité, je ne crois pas que les Etats-Unis étaient au bord de la dépression mais seulement confrontés à une sérieuse récession cyclique et à la fin d'une bulle. Il faudrait faire une série d'erreurs grossières pour arriver à une grande dépression. Je ne crois pas que nous viendrons à bout de cette récession par des politiques budgétaires contracycliques. Mais l'équipe économique Summers-Geithner est surtout concentrée sur le court terme. Pour moi, la relance à court terme risque d'affaiblir les politiques structurelles à long terme. Alan Greenspan a créé trois bulles d'affilée par sa stratégie expansionniste et sa politique contre-cyclique excessive. Lawrence Summers (ndlr : conseiller économique de la Maison Blanche) est trop keynésien à mon goût. Les Européens n'avaient pas tort d'ouvrir la discussion sur ce point.
Que pensez-vous de la manière dont a été géré le plan de stabilisation bancaire ?
Wall Street a dicté sa loi à Washington. Je n'ai pas de problème avec la politique d'extension de la masse monétaire de la FED. Ben Bernanke a été créatif. Mais sur le plan bancaire, ce qui a été fait n'est ni transparent ni équitable. Cela me préoccupe beaucoup: il y a trop de connexions entre Goldman Sachs, Citigroup, AIG et le Trésor. La situation des banques est dramatisée à l'excès. On se leurre sur l'analyse de la "décennie perdue" japonaise. On considère comme un fait établi que le retard de la reprise au Japon était lié à la difficulté à réparer le système bancaire. Ce n'est pas la réalité. Quand la richesse a été perdue à la fin de la bulle, la demande de crédit est tombée tellement vite que les projets de financement ont chuté pendant dix ans. Les retour des lignes de crédit n'a pas entraîné de reprise parce que les entreprises et les ménages ne voulaient plus emprunter. C'est vrai ici aussi. Les ménages sont surendettés. Ils ont perdu peut-être 15.000 milliards de dollars au cours des deux dernières années. C'est pourquoi la recapitalisation des banques ne me paraît pas la priorité absolue. Nous avons besoin de moyens financiers pour la réforme de la santé, pour les énergies ou l'éducation. J'ai peur que Barack Obama soit pris au piège des contradictions entre ses agendas à court terme et à long terme. Son équipe économique n'est pas assez diversifiée.
Comment qualifier la vision de l'économie de Barack Obama ?
Barack Obama est un vrai réformateur social et un médiateur international. En bon pragmatique, il évite les extrêmes idéologiques. C'est un vrai apporteur de solutions. Rétrospectivement, Bill Clinton n'a pas vraiment introduit de changements majeurs dans la société américaine et s'est inscrit dans la continuité du cycle Reagan. En réalité, nous avons connu un cycle de 1981 à 2008 sans véritable rupture. Maintenant nous allons voir s'il y a un vrai changement de direction.
Pour l'économiste Jeffrey Sachs, Directeur du Earth Institute de la Columbia University, Barack Obama est le premier Président depuis 30 ans à pouvoir donner une impulsion décisive aux réformes structurelles dont l'Amérique a cruellement besoin. Mais il porte un regard critique sur la politique de relance keynésienne à court terme de son équipe économique.
Que pensez-vous des débuts de Barack Obama ? Peut-on parler d'une "méthode Obama" à ce stade ?
Il a démontré qu'il avait le potentiel pour être un grand Président. En même temps, il ne faut pas oublier que les nombreuses difficultés américaines actuelles ont des racines politiques très profondes et que tout ne peut pas changer avec l'arrivée d'un nouveau Président. Il a une vision constructive de la place de l'Amérique dans la politique globale. Il a tourné le dos à l'unilatéralisme. Il est très calme, mesuré et il a un effet apaisant dans les négociations multilatérales. Il a l'art d'écouter les autres et de parvenir à des compromis. Il sait qu'il ne peut plus taper du poing sur la table pour défendre les intérêts américains dans un monde multipolaire. Jusqu'ici, il a eu un impact significatif sur la politique étrangère. Je suis plus réservé sur le plan économique, où il y a des plus et des moins. Je suis davantage favorable aux réformes structurelles à long terme qu'à certaines mesures macro-économiques à court terme.
Sur le plan économique, comment expliquez-vous certaines hésitations apparentes ?
La situation interne est très compliquée. Nous avons vécu une période de paralysie fiscale pendant 30 ans. Le système politique américain n'est pas vraiment flexible. Nous sommes en déficit chronique et il n'y a pas de consensus pour surmonter cette situation. Le Sénat requiert désormais une majorité de 60% pour passer un texte de loi. L'usage tactique constant de l'obstruction parlementaire (filibustering) change le paysage politique et rend les réformes beaucoup plus difficiles. En dépit de l'esprit d'ouverture de Barack Obama, les Républicains se sont opposés à toutes ses initiatives jusqu'ici. Il y a eu certainement des erreurs tactiques. Je n'ai jamais été très partisan du plan de relance qui va venir alourdir un déficit considérable hérité de George Bush. Nous avons désormais un déficit de 1.800 milliards de dollars aujourd'hui, soit environ 13% du PIB. Je crains que ce déficit énorme paralyse toute réforme structurelle. Tout pourrait être bloqué au motif que le budget est hors contrôle.
Comment expliquez-vous que le Congrès n'ait pas émis d'objection à l'adoption de cette coûteuse relance ?
La crainte d'une dépression a certainement joué. En outre, le nouveau Président l'avait réclamé avec insistance et il y a aussi un certain nombre de programmes populaires dans ce plan de relance. Pour ma part, je suis nettement plus en faveur du plan budgétaire sur dix ans en matière d'énergies renouvelables, de lutte contre le réchauffement climatique, de santé et d'éducation. C'est ce que je préfère dans l'approche de la nouvelle administration. Nous avons besoin de réformes à long terme dans ce pays et j'ai peur que le plan de relance risque de les compromettre. Déjà pendant la campagne, j'avais pensé qu'il y avait un risque à dire que toutes ces réformes pouvaient être accomplies à un niveau de pression fiscale constant. Barack Obama est arrivé au pouvoir avec la promesse qu'il n'augmenterait pas les impôts pour 95% de la population. Cela me paraît largement irréaliste. Mais en Amérique nous sommes tellement allergiques à l'impôt que cela fait 30 ans que l'on n'a pas de discussion honnête à ce sujet. J'ai bien peur que cela puisse affaiblir cette administration au fil du temps. Nous devrions avoir une TVA dans ce pays et augmenter l'impôt sur le revenu (de 3 à 5 points de PIB) sur une base structurelle pour réparer le système de santé, pallier l'absence d'un filet de sécurité ou financer le développement des énergies renouvelables.
En dépit de vos doutes sur sa validité d'ensemble, le plan de relance vous paraît-il équilibré?
Les transferts budgétaires en faveur des Etats fédérés me paraissent justifiés. Mais le volet baisses d'impôts n'était pas vraiment justifié. C'est un complet gaspillage. La partie infrastructures aurait dû être programmée sur dix ans. En réalité, je ne crois pas que les Etats-Unis étaient au bord de la dépression mais seulement confrontés à une sérieuse récession cyclique et à la fin d'une bulle. Il faudrait faire une série d'erreurs grossières pour arriver à une grande dépression. Je ne crois pas que nous viendrons à bout de cette récession par des politiques budgétaires contracycliques. Mais l'équipe économique Summers-Geithner est surtout concentrée sur le court terme. Pour moi, la relance à court terme risque d'affaiblir les politiques structurelles à long terme. Alan Greenspan a créé trois bulles d'affilée par sa stratégie expansionniste et sa politique contre-cyclique excessive. Lawrence Summers (ndlr : conseiller économique de la Maison Blanche) est trop keynésien à mon goût. Les Européens n'avaient pas tort d'ouvrir la discussion sur ce point.
Que pensez-vous de la manière dont a été géré le plan de stabilisation bancaire ?
Wall Street a dicté sa loi à Washington. Je n'ai pas de problème avec la politique d'extension de la masse monétaire de la FED. Ben Bernanke a été créatif. Mais sur le plan bancaire, ce qui a été fait n'est ni transparent ni équitable. Cela me préoccupe beaucoup: il y a trop de connexions entre Goldman Sachs, Citigroup, AIG et le Trésor. La situation des banques est dramatisée à l'excès. On se leurre sur l'analyse de la "décennie perdue" japonaise. On considère comme un fait établi que le retard de la reprise au Japon était lié à la difficulté à réparer le système bancaire. Ce n'est pas la réalité. Quand la richesse a été perdue à la fin de la bulle, la demande de crédit est tombée tellement vite que les projets de financement ont chuté pendant dix ans. Les retour des lignes de crédit n'a pas entraîné de reprise parce que les entreprises et les ménages ne voulaient plus emprunter. C'est vrai ici aussi. Les ménages sont surendettés. Ils ont perdu peut-être 15.000 milliards de dollars au cours des deux dernières années. C'est pourquoi la recapitalisation des banques ne me paraît pas la priorité absolue. Nous avons besoin de moyens financiers pour la réforme de la santé, pour les énergies ou l'éducation. J'ai peur que Barack Obama soit pris au piège des contradictions entre ses agendas à court terme et à long terme. Son équipe économique n'est pas assez diversifiée.
Comment qualifier la vision de l'économie de Barack Obama ?
Barack Obama est un vrai réformateur social et un médiateur international. En bon pragmatique, il évite les extrêmes idéologiques. C'est un vrai apporteur de solutions. Rétrospectivement, Bill Clinton n'a pas vraiment introduit de changements majeurs dans la société américaine et s'est inscrit dans la continuité du cycle Reagan. En réalité, nous avons connu un cycle de 1981 à 2008 sans véritable rupture. Maintenant nous allons voir s'il y a un vrai changement de direction.